J’ai lu, dernièrement, le livre d’Albert Memmi ((1) (2)), «Le Pharaon». En couverture il est dit que ce livre «relate la rencontre avec l’Histoire, l’émergence stupéfiante de la nation tunisienne. S’y insère une aventure amoureuse qui, malgré ses emportements du cœur et de la chair, ne pâlit pas devant la violence de l’Histoire…».
Pour moi, ce n’est pas vraiment cela que relate le livre. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’amour, d’une histoire d’amour essentiellement, et qui accidentellement se passe en Tunisie lors de la lutte pour l’indépendance.
Il est vrai qu’on y parle un peu des mouvements patriotiques, des fellaghas, de Bourguiba, de Mendés France… D’ailleurs, on remarque à quel point l’auteur admire Bourguiba, et je ne lui donnerais pas tort sur ce plan.
Mais pour moi, comme je l’ai dis plus haut, il s’agit surtout d’une histoire d’amour. Une banale histoire d’amour entre le mari, la femme et la maîtresse. L’éternel trio infernal en fait.
Lorsque je dis «banale», je ne veux pas dire que cette histoire est banale, je veux simplement dire que de nos jours, de telles histoires sont tellement nombreuses qu’elles en deviendraient banales.
Armand est un homme d’un âge certain. Il mène une vie routinière, réglée comme du papier à musique, entouré de sa femme, de son associé, de ses enfants… Lorsqu’un jour, entre dans sa vie une jeune femme.
Nous assistons dans ce livre aux bouleversements, bonheurs, souffrances… que cette rencontre va occasionner à Armand. Armand pour qui cette rencontre est une occasion de tout recommencer, une renaissance en fait.
Armand se remet donc en question. Il remet tout en question, sa vie, ses attentes, ses relations avec ses amis, sa famille, son travail… Tout en fait. Tout est chamboulé par cette rencontre.
Cette jeune femme va tomber amoureuse d’Armand. Est-ce pour elle une façon de remplacer son père absent?
Quoi qu’il en soit, elle deviendra vite exigeante, elle voudra plus, toujours plus d’Armand.
En ce qui me concerne, je n’ai pu avoir aucune sympathie pour cette jeune femme. Pour moi, elle est l’intruse, la pièce rapportée, l’empêcheuse de tourner en rond… Celle par qui les souffrances arrivent…
Je ne peux avoir aucune empathie ni sympathie pour une personne si égoïste: elle arrive, elle veut, elle exige… A-t-elle même pendant quelques secondes pensé à l’épouse et aux enfants de son amant?
Pas du tout. Elle veut Armand, point à la ligne. Elle n’a pensé qu’à elle-même, à ses désirs, à l’amour qu’elle pense porter à Armand… Peu importent les conséquences. Et c’est cela qui me révolte dans ce genre d’histoires. Les maîtresses ne pensent qu’à elles-mêmes, jamais aux autres.
L’auteur essaye de nous dire qu’elle n’est peut-être elle-même que la «conséquence» de son enfance: une mère infidèle qui un jour l’a abandonnée, un père qui souffre de cet abandon et qui sera stricte et absent…
Pour moi, les deux personnages les plus importants sont Armand et son épouse, Allégra. En fait, Le personnage le plus important est Armand, c’est à travers lui que nous verrons les autres personnages. Le livre relate les questionnements d’Armand, les pensées d’Armand, les souffrances d’Armand…
Armand est déchiré entre ses deux femmes. L’une, la jeune maîtresse, lui donne une nouvelle jeunesse, une impression de revivre à nouveau, une occasion de sortir de sa routine… mais au prix de grands déchirements et de sacrifices. L’autre représente un passé commun, un foyer, une famille, des enfants, des racines…
A la découverte de l’infidélité de son mari, la souffrance de l’épouse est intolérable. Je trouve que l’auteur a trouvé les mots justes pour la décrire. Cette souffrance immonde qui irradie dans le corps de l’épouse trompée. Cette souffrance sourde qui tort le ventre, qui arrête le cœur, qui fait mal, vraiment mal, un mal indescriptible. Cette souffrance oppressante, qui ne quitte plus le trompé, qui l’écrase, qui l’étouffe, qui le plie en deux, qui le fait hurler.
«Pour Allegra, la trahison d’Armand fut un coup de tonnerre; jamais auparavant, elle ne l’aurait crue possible; certes, tout parle d’infidélité, les livres, les films, les discussions avec ses amis, mais cela ne pouvait concerner que les autres.»
«C’était Allegra qui parcourait le couloir, montait et descendait l’escalier. Le somnifère n’avait pas agi; elle en avait pris un autre, en vain. Elle se tordait les mains de désespoir.
- C’est affreux! Je ne sais que faire! J’ai la tête pleine de scènes horribles, toi avec cette putain…(…)
- … cette salope! Cette voleuse! Je la tuerais! Tu verras que je la tuerai!…».
«L’état d’Allegra avait empiré. Elle maigrissait de façon alarmante… Elle dormait à peine; son somnifère habituel n’agissait presque plus, elle en doubla la dose sans effet notable. Entre deux crises de violence, comme un enfant qui a besoin d’être rassuré, elle implorait Armand.
- Prends-moi dans tes bras! Tu m’aimes, n’est-ce pas?
Il n’avait pas besoin de répondre, elle répondait à elle-même: «je sais que tu m’aimes.»
Il la prenait dans ses bras avec un embarras où il ne savait distinguer entre l’évocation émue de leur amour enfui, le remords, la pitié et le sentiment d’une odieuse comédie. Elle s’assoupissait, mais cela ne durait guère, elle se réveillait en hurlant: «je vous vois! Je vous vois entrain de faire vos cochonneries! Elle est sur toi, l’ordure! La salope! La putain!». Même dans la journée elle n’arrivait plus à chasser de son esprit les images qui la torturaient…
«Elle ne voulait plus sortir de la Villa… mais ne supportant pas d’y être enfermée, elle faisait le tour du jardin, longeant la clôture comme un fauve, une aliénée prisonnière de ses angoisses.»
«N’ayant plus la force d’affronter la trahison d’Armand, Allegra entra dans le cycle médicamenteux des malades de la vie: tranquillisants, somnifères, euphorisants, excitants, calmants, etc. Elle exigeait qu’Armand restât avec elle à la Villa, où elle le soumettait à d’épuisants interrogatoires, le coinçait par des questions croisées, lui tendant des pièges où il finissait toujours par tomber, furieux de s’être laissé prendre en se jurant de ne plus lui répondre. Dès qu’il mettait un pied dehors, elle le traquait, le suivait à la trace. Sous des prétextes enfantins, elle téléphonait à la boutique, elle qui naguère n’en connaissait même pas le numéro par cœur. (…) Faisait-il mine de résister, marquer une pause, sur un mot, une phrase, souvent innocents, qui pussent se rapporter à leur drame, le visage d’Allegra se vidait de son sang, ses mains tremblaient et elle reprenait son air hagard, comme si elle fixait à l’intérieur d’elle-même quelque monstre horrible. Elle ne sortait de cette fascination muette que pour éclater en reproches, en accusations insensées….»
«La souffrance d’Allegra déborda, se répandit autour d’eux, se révéla à tous. Elle qui au début, avait si peur du ridicule ne cachait plus son malheur. Elle en parlait en public, avec cette ironie complaisante des romantiques qui affectent de mépriser la douleur pour mieux la braver. Elle décrivait son mal comme un abcès monstrueux, un mal pernicieux dont elle se trouvait affligée, et dont son époux était la cause persistante. Armand, honteux de ce rôle qu’il jouait malgré lui, ne savait comment mettre un terme à cette indécence.»
Allégra n’était pas la seule à souffrir de cette «tragédie» qu’est l’infidélité de son mari. Ses enfants aussi en souffraient. Et le plus étonnant, Armand aussi. Il en souffrait beaucoup. D’un coté, il se sentait fol amoureux de sa jeune maîtresse qui le sortait de sa routine, qui lui faisait oublier son âge, d’un autre coté, il ne pouvait se résoudre à quitter Allegra. Il s’en voulait aussi de la faire souffrir.
«… comment éviter la souffrance destructrice de l’autre?
Comment affronter l’insupportable, l’incontournable souffrance d’Allegra? Fallait-il quitter Allegra, rester avec Allegra? Quelle serait la meilleure solution pour elle comme pour lui? Quitter Allegra la transformerait en une créature hagarde, aux gestes saccadés, à la bouche tordue.
Comment prétendre aimer toute l’abstraite humanité si l’on accepte d’être le bourreau d’un être de chair et de sang? Comment repousser une femme qui nous tend les bras? N’est-ce pas l’enfant qui crie en elle?»
«… la souffrance la rendait folle. La fragilité intérieure d’Allegra fut la grande révélation de cette terrible période; elle fut aussi son arme et sa sauvegarde. Armand se demandait parfois si elle n’allait pas, dans l’une de ses crises, se livrer à quelque acte insensé, se fracasser la tête contre un mur ou se saisir d’un couteau. Il lui aurait pardonné, il lui pardonnait tout à cause de cette souffrance qu’il sentait en elle, et pour laquelle il se détestait et la détestait. «Comment puis-je la mettre dans cet état? ».
«C’est la dernière fois, je ne recommencerais plus.»
Mais il recommençait, il le savait, il ne pourrait pas s’en empêcher, et il serait encore rempli d’horreur contre lui-même et de colère contre elle d’avoir encore utilisé ce chantage si vulgaire.»
Il doutait de tout, il doutait de lui-même. Il ne s’occupait plus de ses enfants, il ne pouvait plus travailler…
Et le doute. Le doute pernicieux concernant sa maîtresse si jeune. Un jour, elle le quitterait. Un jour, lorsqu’il sera vieux, où lorsqu’elle ne l’aimera plus. Un jour… Peut-il même être sur de sa fidélité? Non. Elle le lui a même dit.
Alors qu’Allégra… «… moi, je ne te quitterais jamais, parce que moi, je t’aime. Je t’ai aimé depuis que je t’ai vu à Paris, je n’ai jamais cessé de t’aimer même lorsque je te détestais.
Armand du convenir qu’il n’en avait jamais douté, même s’il n’y prêtait guère attention, comme on est certain de posséder un bien sans avoir besoin de le vérifier sur l’acte notarié. Il eut presque envie d’exprimer sa gratitude à Allegra.»
Et si Allégra avait, elle aussi, trompé son mari?
« -Si je l’avais fait, tu ne l’aurais pas supporté, ajouta Allegra comme si elle avait deviné sa pensée.
Il dut convenir qu’elle avait raison; il en aurait souffert. Il ne se permettait de telles audaces que parce qu’il les savaient gratuites. Allegra supportait tout ce qu’il lui faisait endurer, parce qu’elle l’aimait. Il n’en avait jamais vraiment douté. (…) Armand incarnait son destin; il lui aurait paru inconcevable de vivre sans lui. (…) Mais curieusement, cette ténacité d’Allégra n’effrayait pas tant Armand; au contraire, elle le rassurait.»
Pourquoi Armand ne quittait-il donc pas sa femme puisqu’il pensait tant aimer sa maîtresse?
«… en effet, pourquoi ne partait-il pas? A-t-il besoin, pour la quitter, de la permission de sa femme? Et soudain, avec une évidence très forte, il comprend que oui, il a besoin de son accord; il sait même pourquoi: s’il partait avec l’accord d’Allegra, il pourrait un jour, si besoin en était, revenir, réintégrer la Villa. La vérité est qu’il veut, de cette manière, garder Allégra; la vérité, presque comique, est qu’il veut garder toutes les deux, l’âge mûr et la jeunesse, le calme et l’agitation, le rêve et la sécurité. »
Malheureusement, tel est le choix que voudraient pouvoir faire tant d’hommes. Ils veulent les deux. Pourtant, cette situation ne fait que des malheureux. Mais ils sont ainsi: égoïstes. Ils veulent les deux tout en sachant que cela est impossible.
«Même Allegra, que l’idée de perdre Armand plongeait dans un désespoir morbide, ne comprenait pas davantage pourquoi il ne la quittait pas. Au cours de ces scènes innombrables où la fatigue les transformait en somnambules, en machines à paroles, Armand avait fini par convaincre sa femme qu’elle n’avait pas su le rendre heureux. Force avait été à Allegra de l’admettre avec une insupportable douleur; elle en demeurait abasourdi, comme lorsqu’on apprend que l’on n’a pas su aimer un enfant qui, un jour, vous le crie à la figure. On a beau s’en étonner, se le reprocher, essayer de se souvenir de ses erreurs, il est déjà trop tard. Elle continuait à pratiquer les rites sur l’autel conjugal, sans la foi mais avec plus de minutie encore qu’autrefois, dans l’espoir insensé que, de la braise qui couvait sous la cendre, surgisse quelque flammèche. Et parce que, dans cette symbiose très mystérieuse qui se forme entre un homme et une femme, les racines communes deviennent plus énormes que les troncs respectifs, de sorte que l’arrachement de l’un risque de déchirer l’autre; parce que, de toute manière, elle n’aurait pu survivre autrement. »
Armand a essayé de rompre avec sa jeune maîtresse à plusieurs reprises. En vain. Dès qu’elle l’appelle ou se manifeste, il court auprès d’elle.
Mais Armand n’est pas heureux. Il est déchiré. Il n’est plus lui-même. Il est double. Il est tricheur. Il est menteur. Il vit en se cachant…
Est-ce à cela qu’il aspirait?
Et puis, aucune des deux femmes n’est heureuse. Chacune voulant plus, chacune exigeant d’occuper la meilleure place dans sa tête, dans son cœur. Chacune voulant plus et même tout. Où est le repos d’Armand?
Et sa jeune maîtresse, si elle devenait la seule dans sa vie, s’il vivait avec elle, s’il partageait sa vie, ne se transformerait-elle pas en épouse? «Fallait-il bouleverser sa vie et celles de tous pour se retrouver dans une nouvelle prison, derrière d’autres barreaux et dans d’autres renoncements certainement plus pesants?»
Armand ne sait plus quoi faire ni que penser. Il ne se sent pas bien dans sa peau. Il va rompre. Il ne peut que rompre d’avec sa maîtresse. Comme elle lui a si bien dit, il veut se retrouver lui-même.
La vie et les circonstances se chargeront de les séparer. La jeune maîtresse fera sa vie avec un jeune homme.
Reste Armand.
Armand qui comprend finalement que son salut dépend de sa tranquillité d’esprit, dans son travail, dans sa famille, de cette routine qu’il croyait détester mais qui est quand même salutaire.
Armand ne veut plus de cette vie double, de ces mensonges. Il veut retrouver sa vie d’avant, celle qu’il menait au grand jour.
Et surtout, suite à un cauchemar, Armand va comprendre que sa femme, Allégra, fait partie de lui-même. Elle est son port d’attache, qui s’il venait à disparaître, le laisserait dériver à l’aveuglette.
«…il se mit à appeler: Allegra!, curieusement certain qu’elle ne pouvait être loin et qu’elle seule pourrait lui apporter apaisement et sécurité. Allegra avec ses manies, son organisation domestique, ses préjugés, son sacro-saint bridge, était l’image réfléchie de cette cohésion, qu’il avait toujours recherché, patiemment construite, sans se l’avouer, sans l’avouer à personne. (…) Oui, Allegra fait partie de ma coquille; si je devenais infirme, aveugle ou paralytique, mieux vaudrait que je continue à vivre au milieu de cet espace familier dont je connais le volume, le nombre de pas et les moindres aspérités agaçantes et rassurantes; sans Allegra, trop vieux prisonnier libéré, je me heurterais, me blesserais au monde, je serais amnésique et nu.».
Je trouve que l’auteur a su trouver les mots justes pour traduire les pensées d’Armand et décrire l’état des autres personnages.
Très beau livre sur les questionnements que l’on peut avoir à une certaine période de sa vie, lorsque l’on prend soudain conscience que les années ont passées. Crise de la quarantaine pour certains, crise de la cinquantaine pour d’autres, ou crise existentielle tout court.
Finalement, comme le dis aussi bien Voltaire dans «Candide», que Paolo Coelho dans «L’Alchimiste», et d’une façon beaucoup plus accrue ici, plus réfléchie et mieux décrite, on ne trouve son vrai bonheur qu’en cultivant son jardin. Bonheur et sérénité que l’on cherche parfois très loin, et qui pourtant sont juste à coté parfois.
To divorce or not to divorce? That is the question!
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