La troisième version de l’avant projet de constitution - dont on nous a annoncé la perfection- vient d’être publiée sur les colonnes de la presse quotidienne ainsi que sur le site officiel de l’ANC. Sa lecture ne laisse pas d’étonner tant le texte est tissé de non-dits et de dangereuses contradictions en porte à faux avec les aspirations de justice sociale, de droits et de libertés exprimées par le peuple souverain le 14 janvier 2011.
- Au niveau du préambule, on ne peut que dénoncer le tour de passe-passe entre la référence - du reste toute timide et allusive -aux «principes des droits universels de l’homme» et la condition de validité «de leur compatibilité aux spécificités culturelles du peuple tunisien». Qu’est-ce à dire ? Y a-t-il des droits humains – définis pourtant comme inhérents à toute personne humaine et dont le défaut fait perdre à cette personne sa dignité humaine– car il s’agit bien de cela – que nous Tunisiennes et Tunisiens ne méritons pas ? Sommes-nous à ce point hors de l’humanité et n’avons-nous pas en nous tous, en chacune et chacun de nous, cet incompressible universel, la dignité humaine ?
- Par quelle logique – si ce n’est encore une fois celle des ruses et des faux semblants - mettre au conditionnel l’universel humain commun ? L’universel est-il passible d’une évaluation en termes de plus ou de moins et d’une compréhension autre que celle qui reconnaît à chacun des droits identiques, les mêmes, partout et pour tous sans distinction. Admettre les droits humains universels à la condition de leur compatibilité aux spécificités culturelles, c’est tout simplement les annuler tout en assignant les personnes à des spécificités culturelles prescrites.
- Cet énoncé, obtenu à l’arraché face à l’obstruction de la Nahdha à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et à toute déclaration des droits y compris le Pacte de Tunisie (âhd Touness), est le fruit d’un «compromis illusoire» entre deux imaginaires constitutionnels antinomiques, l’un fondé sur l’idée que la constitution définit les droits et les libertés du sujet, l’autre sur l’idée qu’elle définit l’identité de la collectivité. Le premier est dit individualiste, le second holiste (totalisant).
- C’est cette ambivalence - poussée à son paroxysme - que traduit, protège et reconduit l’article 136 (ancien article 148) selon lequel aucune révision constitutionnelle ne peut remettre en cause, «l’islam en tant que religion d’Etat (al islam bi iîtibarihi dinu al-dawla) (…) » ; ni non plus « le caractère civil de l’Etat (madany)». Cette disposition pose plus d’un problème en lien avec l’échec de faire de la chariâ «la source du droit» et le repli tactique qui s’en est suivi derrière l’ineffable article premier de la constitution de 1959, devenu la clé de voute du consensus national.
- «L’islam religion d’Etat» que l’on tente d’introduire aux forceps en l’habillant de supra constitutionnalité - est une nouvelle disposition, étrangère au lexique juridique tunisien et bien différente de ce que laisse et a laissé entendre l’article premier dont la tournure rédactionnelle - «la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa langue est l’arabe, sa religion l’islam et son régime la république» - est et a été riche en égales potentialités «islamisantes» de la société et «laïcisantes» de l’Etat et de son droit. «Islam religion d’Etat» formule tranchante imposant un devoir être islamique et dont le respect est remis au contrôle d’une cour constitutionnelle saisie a priori sur les lois en confection et a postériori sur les lois déjà promulguées apparaît dans cette troisième version comme une ultime tentative de réintroduire le refoulé et un coup de poignard dans le dos de la liberté.
- Dans ce contexte, l’article 2 selon lequel la «Tunisie est un Etat civil fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la supériorité de la loi» est loin d’être la conquête qu’on prétend. Non seulement il ajoute au verbiage faisant de «l’Etat civil» moins que l’Etat de droit… un Etat de la loi; mais est aussi loin de constituer un barrage à l’Etat théocratique qu’induisent ouvertement «l’islam religion d’Etat» (Art.136), et subrepticement l’article 5 selon lequel «l’Etat est «garant» ou «gardien» de «LA» religion (al din) (al Dawla raiya li-din) ; l’indéfini référant ici implicitement à l’Islam, «seule religion» aux yeux du peuple d’Allah. De cette logique relève le reste de l’énoncé dans lequel on constate le silence gardé sur la liberté de conscience et la mention de la «garantie de la liberté de croyance et de l’exercice des cultes, la protection du sacré et la neutralité des lieux de culte de l’instrumentalisation partisane».
- Quant à l’égalité entre les hommes et les femmes que consacre l’article 6 «Les citoyennes et les citoyens sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination», il n’apporte rien de bien substantiel par comparaison au défunt article 6 de la constitution de 1959, si ce n’est l’effort de féminisation du langage et l’insistance – que d’aucuns trouveront superfétatoire du coup - sur la «non discrimination». En réalité, cet article omet volontairement ce que les Tunisiennes n’ont cessé de revendiquer et auquel les constituants sont restés sourds «l’égalité par la loi»! (al muussawat bil quanun). L’égal traitement de tous devant la loi est le minimum requis d’un Etat de droit et ne peut être l’exclusivité des citoyennes et des citoyens. Selon les principes généraux du droit, Tous et Toutes, devraient être égaux devant la loi contrairement à la formule restrictive adoptée.
- «L’égalité par la loi» qui met à la charge du législateur d’en finir avec les inégalités et de remettre les citoyennes et les citoyens dans leurs droits égaux, est le point sur lequel ont achoppé à chaque fois toutes les discussions. Cette crispation montre bien que l’égalité formelle dont il est question ici n’est pas l’égalité réelle par la loi à laquelle aspirent les Tunisiennes et les Tunisiens.
- C’est cet esprit formaliste et holiste que confirment l’article 10 selon lequel « l’Etat est garant de « l’unité » ou de «l’entité familiale» (kiyan al usra) et est protecteur de sa cohésion (tamasukiha) ainsi que l’article 11 suivant «la femme et l’homme sont partenaires dans l’édification de la société et de l’Etat». Articles creux, ils souffrent d’une absence de normativité participant par leur bavardage à l’insécurité juridique dans laquelle les femmes sont jetées du fait de textes relevant plus du discours idéologique que de la rigueur juridique et de ses exigences démocratiques.
- L’article 42 obtenu aux prix de longues tractations, sur «la protection des droits des femmes», «le renforcement de leurs acquis», l’égalité de chance entre la femme et l’homme dans l’exercice des diverses responsabilités» «l’élimination de toutes les formes de violences à l’égard des femmes» est – malgré ses bonnes intentions, un mirage. De quels droits des femmes s’agit-il? Ceux-la que l’on ne reconnaîtra qu’à la condition de leur compatibilité aux spécificités culturelles? Et les acquis, à quoi réfèrent-ils?
- Dans cet amas de brume, l’article 79 se trouve en bonne place. Donnant au président de la république un droit de véto renforcé par le référendum, il lui ouvre de manière exceptionnelle la faculté de soumettre au vote populaire les projets de lois adoptés par l’assemblée du peuple et validés par la cour constitutionnelle dans les domaines touchant les droits, les libertés, le statut personnel, les conventions internationales. Quel est l’effet utile de cette procédure et les non-dits de l’exception réservée à ces matières ?
C’est dire, pour ne parler que de ces quelques articles, le fossé entre ce que l’on veut faire passer pour une perfection et cette copie d’un texte sans qualité … démocratique!
Tunis le 27 avril 2013
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