18h00.
L’heure fatidique. C’est toujours à 18h que mon cœur commence à
battre et que le doute m’attaque. Ce soir, va-t-il rentrer à la maison
ou pas ?
Cela fait 10 ans que cela dure. Depuis le jour où j’ai appris son
infidélité, je n’ai jamais pu oublier ni lui refaire confiance. Une amie
a dit un jour que lorsqu’un vase en cristal se casse, on peut le
recoller, mais il ne sera jamais aussi beau. Pareil pour la confiance.
On ne peut plus jamais faire confiance à une personne qui a trompé.
C’est ainsi.
Il est vrai qu’il a pleuré, qu’il a supplié, qu’il a promis…Il est
vrai que depuis 10 ans je n’ai jamais rien remarqué de louche, mais rien
à faire, le doute est là.
10 ans. Mais les plaies restent ouvertes. Impossible à cicatriser.
Impossible. Lorsque l’on se donne entièrement à une personne, on ne peut
comprendre qu’elle nous trompe. La pire des trahisons.
Je regarde l’heure. Je vais moi-même quitter mon bureau bientôt, mais
en esprit, j’ai déjà fermé mes dossiers. Va-t-il rentrer à la
maison ?.
Je m’impatiente. Je ne tiens plus en place. Je me balance dans mon
fauteuil. Je range mon bureau. Je jette un coup d’œil à mon PC. Allez,
un petit coup d’œil sur facebook fait passer le temps plus vite. Mais
rien à faire, la concentration est ailleurs.
A-t-il quitté son bureau ? Est-il en route ? Rentre-t-il à la maison ?
L’appeler pour voir ?
Non. Il ne faut pas.
Il ne faut pas qu’il sache.
Et puis, appeler sur un portable ne sert à rien.
Appeler sur le fixe ? Mais quelle excuse donner ?
Non, il vaut mieux ne pas appeler. Patience. Dans quelques minutes je serais fixée.
18h15
Je commence à fermer mes dossiers. De toute façon, je ne
comprends plus rien. Je reprendrais demain. Il est temps de partir.
S’il a quitté son bureau, il doit être à mi-chemin. Rentrera-t-il à la
maison ?
J’en ai marre. Je lui en veux encore et encore.
Pourquoi nous a-t-il fait cela ?
Pourquoi ?
Merde lui et sa crise de la quarantaine. Et merde à ses jérémiades.
Merde à ses reproches. Ces connards veulent se marier, veulent fonder
une famille et ensuite ils se plaignent des conséquences. Ils veulent un
hériter, mais ne veulent pas des couches-culottes. Ils veulent un fils
pour parader, mais ils ne veulent pas d’un bébé qui pleure, d’un enfant
malade, des devoirs à faire, des examens à passer… Ils s’imaginent quoi
ces connards, que les enfants poussent tous seuls ?
18h20
Je ramasse mon sac. J’éteins les lumières. Je quitte mon bureau. Je
n’habite pas loin, je serais à la maison dans 5/10 minutes. Juste à
temps. S’il est sorti à l’heure, nous arriverons à la maison en même
temps. Mais rentrera-t-il à la maison ?
S’il n’a pas tardé au bureau, il devrait être là dans une dizaine de minutes.
Je déteste cette angoisse. Je déteste ce poids que j’ai sur le cœur.
Je déteste ce moment de la journée. Je déteste cette sensation
d’étouffement. Depuis 10 ans, c’est tous les jours la même chose. Soit
il rentre à la maison et je peux enfin respirer, soit il ne rentre pas,
et là…
Parfois je me dis que c’est ridicule de ma part. Après tout, il peut
toujours trouver un moyen, une excuse pour quitter son bureau dans la
journée. Un rendez-vous avec un client, avec un fournisseur… Je sais. Je
sais très bien que je suis ridicule. Mais c’est ainsi. C’est à partir
de 18h que commence mon angoisse. Il est vrai que je m’arrange de temps
en temps pour téléphoner à son bureau pour vérifier s’il est bien là.
J’appelle sa secrétaire pour demander quelque chose et je m’arrange
toujours pour lui demander s’il est à son bureau. Bien-sur je n’exagère
pas pour qu’elle ne comprenne pas, mais… mais cette angoisse sourde est
bien là.
18h22
Je suis dans ma voiture. Je divague un peu. J’allume la radio, mais
je ne l’écoute pas. Comment pourrais-je l’écouter d’ailleurs alors que
toutes mes pensées sont avec lui ? Rentrera-t-il à la maison ce soir ?
Il sort de temps en temps, il boit un verre avec des copains, il a
des RDV d'affaires. Mais... Et si un jour il en profitait pour me
tromper encore une fois?
Et si... Et si... Et si…
J’en ai marre des « et si », mais je ne peux m’empêcher d’y penser. Et si…
Et s’il rencontrait Hana ? Et s’il rencontrait une autre femme ? Et
s’il tombait amoureux d’une autre ? Et si… En fin de compte, je ne me
sens rassurée que lorsqu’il est à la maison. Mais ce soir, va-t-il
rentrer ? Tout mon être ne vit que pour cette question cruciale :
va-t-il rentrer à la maison ?
18h30
Dès que je tourne dans ma rue, mon cœur fait un bond : sa voiture
est-elle là ? C’est le premier indice chaque soir. Sa voiture est là, je
suis un peu rassurée. Pas de voiture, l’angoisse grandit.
Bédis est rentré. Il me parle. Plongée dans mes pensées, je l’entends
à peine. Le pauvre, cela fait des années qu'il pâtit de la situation.
J'ai des remords parfois lorsque je me rappelle que je ne lui ai pas
consacré le temps qu'il aurait fallut, obnubilée que j'étais par mes
problèmes d’infidélité.
Bédis, mon fils, je me sens coupable de t’avoir fait vivre toutes mes
sautes d’humeur, toutes mes angoisses, toutes mes peurs. Je me sens
coupable mon fils de t’avoir fait traverser tous ces orages. Je suis
coupable mon fils. Je sais, j’ai essayé d’être une bonne mère, mais je
ne l’ai pas été d’une façon continue. Il y a des jours où je suis
arrivée à surmonter, mais je sais que parfois j’ai été lamentable. Il y a
des jours où je n’ai pas su cacher, je n’ai pas su cacher mes larmes,
je n’ai pas su cacher ma colère, je n’ai pas su cacher ma douleur, je
n’ai pas su cacher mon désespoir…
Tu es presque un adulte aujourd’hui mon fils, et je suis sure que tu
as commencé à comprendre. Je suis sure que tu as compris que ta mère a
lutté pour sa famille. Je suis sure que tu as compris que ta mère a mené
une dure bataille pour arracher ton père des griffes de cette femme. Un
jour peut-être que je te raconterais les détails. Oui, peut-être un
jour lorsque tu seras en mesure de vraiment comprendre. Un jour, tu
comprendras mes absences. Un jour tu comprendras pourquoi tu n’étais
plus ma priorité. Un jour tu comprendras ces longs séjours qu’enfant tu
as du passer chez mamie. Maman était occupée chéri. Maman devait faire
revenir Papa à la maison. D’ailleurs, ce soir, Papa rentrera-t-il à la
maison ?
18h32
Il n’est pas encore là. Où est-il ? Où est-il ?
A-t-il été retenu au bureau ?
Peut-être est-il allé acheter des cigarettes ?
Peut-être s’est-il arrêté pour mettre de l’essence ?
Où est-il ?
Le nœud au ventre commence à se former. Ce nœud au ventre qui m’avait
pliée en deux le soir où j’avais appris avec certitude sa trahison. Ce
jour-là, j’avais compris, mais j’avais du garder un visage de marbre
pendant des heures.
Cela faisait quelques temps que j’avais commencé à avoir des
soupçons. J’avais remarqué qu’il avait changé. Depuis combien de
temps avait-il changé? Je ne sais pas. Bédis était encore un petit
enfant, il me prenait beaucoup de mon temps. Je m’occupais de mon bébé,
je m’occupais de notre foyer. Je pensais qu’il comprenait cela. Je ne
faisais pas très attention. Mais, à un certain moment, des détails
avaient attiré mon attention. Il avait changé. Il était devenu
distrait. Il rentrait de plus en plus tard. Il dinait souvent dehors.
Ses RDV d’affaires commençaient à devenir plus fréquents, très fréquents
même. Souvent, lorsqu’il était dans la salle de bain, il téléphonait.
Il était d’ailleurs souvent accroché à son téléphone. Alors que
d’habitude il le laissait trainer partout, il ne s’en séparait presque
plus. Il parlait à voix basse. Il s’interrompait lorsque j’arrivais.
Cela devenait louche.
Un matin, je m’étais levée avant lui. En traversant le hall, j’avais
vu son téléphone. Chaque soir, il le gardait à sa portée sur sa table de
chevet, mais ce matin là, le téléphone était sur la console dans le
hall. Il l’avait oublié.
Dès que j’avais vu ce téléphone, je m’étais arrêtée net. Je ne
pensais plus à rien d’autre qu’a ce téléphone. Comme si tout d’un coup,
j’avais tout compris. Dans ce téléphone, je trouverais la réponse à mes
questions. Dans ce téléphone.
En plusieurs années de mariage, je n’avais jamais fouillé ses
affaires personnelles, je n’avais jamais lu ses papiers, je n’avais
jamais touché ses tiroirs, je n’avais jamais ouvert son portefeuille, je
n’avais jamais pensé à fouiller son téléphone. Je respectais son jardin
secret et surtout, je lui faisais confiance.
Mais ce matin là, j’étais comme hypnotisée. Je regardais ce
téléphone. Son téléphone. Son téléphone qui devait savoir bien des
choses. Après un moment de stupeur, j’ai pris ce téléphone. Je
tremblais. Oui je tremblais. Comme si j’allais commettre un crime mais
ne pouvait m’empêcher de le commettre.
Je tremblais de la tête aux pieds. Mais il fallait le faire. Il fallait savoir. Il fallait s’assurer.
J’avais regardé le journal des appels. Rien de particulier. Je
n’avais rien remarqué de particulier. Ou peut-être que je n’avais pas su
remarquer ce jour-là. Mais les SMS. Mon Dieu les SMS! Des RDV. De
l’érotisme. Des mots d’amour. D’amour oui. Des mots d'amour, mais qui ne
m'étaient pas adressés.
Je ne sais pas comment j’avais pu remettre ce téléphone à sa place et
commencer ma journée comme si de rien n’était. Ce jour-là, nous devions
passer la journée avec des amis. J’avais essayé de paraitre naturelle.
Personne ne devait se rendre compte de quoi que cela soit. Je ne sais
toujours pas comment j’avais eu la force de garder le sourire, de
bavarder, de manger, de m’occuper de mon fils, de lui faire des sourires
à lui, de m’assoir à ses cotés. Je n’avais flanché qu’en voiture.
Juste un petit moment. Une chanson d’Om Kalthoum passait à la radio.
Prémonitoire ? Cette chanson disait: khallini ganbak khallini.
Laisse-moi à tes cotés. Laisse-moi. Est-ce ce que je voulais ? Je ne
savais pas à ce moment-là. Mais cette chanson avait libéré quelques unes
des larmes que je refoulais.
Il avait été étonné. Que se passe t il? Pourquoi pleures-tu ?
Rien. Rien vraiment. C’est juste que la chanson est triste.
M’avait-il crue ? Avait-il soupçonné quelque chose ? Je ne saurais dire.
Cette nuit-là, j’avais crié. J’avais hurlé de douleur.
Alors que tous dormaient, je m’étais enfermée dans le séjour et
j’avais hurlé. HURLE. Au sens propre. J’avais HURLE. Hurlé mon
étonnement. Hurlé ma douleur. Hurlé mon désespoir. HURLE. Pourquoi ?
Pourquoi ? POURQUOI ????
Qu’avais-je fait pour qu’il me trompe ?
Qu’avais-je qui ne lui plaisait plus ?
Qu’avais-je fait pour qu’il aille voir ailleurs ?
POURQUOI ?
Je me tenais au milieu du séjour et je hurlais.
L’étonnant est que personne ne s’était réveillé, ni lui ni Bédis.
Parfois je me demande si j’avais réellement proféré des sons, pourtant
j’avais hurlé.
Comment avais-je donc hurlé ?
Ce hurlement m’était sorti des entrailles. Ce hurlement m’était sorti
du plus profond de mon être, du plus profond de mon cœur, du plus
profond de ma blessure, du plus profond de ma détresse. Et du plus
profond de ma déception. Lui, traitre ? Lui ? Lui, mon amour, mon homme,
mon compagnon, mon Dieu. Lui ? Lui me mentir ? Lui ? Lui ?
Je ne sais plus comment, mais je sais juste que j’avais HURLE.
18h33
Il n’est pas encore là.
Je ne tiens plus en place.
Je vais dans la cuisine, j’ouvre mon frigo. Il faut penser au diner.
Pour deux ou pour trois ? Va-t-il rentrer ? Où est-il ? Pourquoi
n’est-il pas encore là ?
Tomate, mozzarella. Il aime cette salade caprese.
Et puis des pâtes à la boutargue. Il adore cela aussi.
Mais va-t-il rentrer ?
Et si je l’appelais ?
Je ne veux pas l’appeler. Je ne veux pas qu’il se sente sous
pression. Après tout, il n’est pas prisonnier. Il a le droit de tarder.
Il a le droit de s’arrêter. Il a le droit de voir ses amis. Mais où
est-il ?
Où es-tu connard ? Où es-tu, je m’inquiète.
Je suis ridicule, je sais.
Il n’est pas prisonnier. Il doit vivre normalement. C’est moi qui dois me raisonner.
Mais où es-tu connard ? Va te faire foutre connard. Tu déconnes et c’est moi qui trinque. Où es-tu ?
18h35
Je mets l’eau des pâtes à bouillir.
Je commence à préparer ma sauce. Beaucoup d’ail comme il aime.
Comme il aime ?
Oui connard, comme tu aimes. Mais où es-tu ?
18h36
L’oreille tendue, j’écoute les bruits des voitures dans notre rue. A
force de tendre l’oreille, j’ai appris à distinguer le bruit des
voitures de tous les voisins. C’est vrai, je les reconnais. La voisine
d’en face avec sa petite voiture qu’elle gare en face de sa porte. Le
voisin d’à coté qui met sa voiture dans son garage et qui fait donc
grincer son grand portail. Et le voisin mitoyen qui fait claquer la
malle de sa voiture chaque soir.
Et sa voiture à lui.
Sa voiture à lui qu’il gare sur le trottoir.
Chaque soir je guette ce bruit de pneus qui foulent le trottoir et qui pour moi annonce le soulagement et le bonheur.
18h37
Il n’est pas encore là. Il n’est pas encore là. Il n’est pas encore là. Il n’est pas encore là.
Hacher le persil et ne plus penser à lui. Hacher le persil et essayer
de refouler mes souvenirs. Ne plus penser. Ne plus penser. Ne plus
penser. Ne plus penser. Téléphoner ? Ne plus penser. Persil. Persil.
Couteau. Persil. Téléphoner ? Persil. Couteau. Persil. Couteau. Persil.
Téléphone ?
NON.
Essayer de faire confiance. Ne plus penser au passé. Ne plus penser
au passé. Il va venir. Il va sonner. Il va sonner. Il va sonner. Persil.
Couteau. Persil. Persil. Persil.
Téléphoner ?
Téléphone.
TÉLÉPHONE !
C'est lui !
C’est lui. Il appelle.
Il faut répondre mais mettre vite vite le haut parleur et écouter
attentivement. Faire très attention. Essayer de deviner où il se trouve.
Bruits de fond? Silence? Voix ? Voix féminines ou masculines ? Endroit
public?
Allo
Tu es passé voir ta mère ?
Tu rentres bientôt ?
Tu seras là dans 20mn ?
Parfait. Tu arriveras juste à temps pour le diner.
Je peux parler à ta mère pour lui passer le bonjour ?
Oui. Une autre astuce apprise au fil des années : vérifier.
Il a tellement menti pendant des mois que je ne peux m’empêcher de vérifier.
18h40
Il est VRAIMENT chez sa mère. Il va arriver.
OUF, je respire.
Je respire…. Jusqu’à demain.
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